Récemment, je me suis dit que je souhaiterais partager sur ce blog quelques réflexions ou notes "en vrac" issues de mes lectures, en lien avec la nature, la biodiversité, l'écologie, etc. De préférence issues de références solides (écologues, scientifiques, historiens, philosophes..), autant que faire se peut.
J'y vois à la fois l'occasion de proposer autre chose que des photographies (ce qui est déjà très motivant pour moi), de fixer davantage mes connaissances sur certains sujets, et de les partager, à toutes fins utiles. Alors, loin de moi l'idée de proposer des articles complets ou des réflexions très structurées, faute de temps et d'énergie. Cela permettra également d'évoquer les ouvrages que je peux lire, ou d'autres supports. Donc : aucune prétention, comme pour les photographies.
Ces réflexions pourront ou non être accompagnés de photos.
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Pour débuter, je lis en ce moment un ouvrage très documenté et passionnant, La nature férale ou le retour du sauvage, corédigé par Jean-Claude Génot et Annik Schnitzler, deux écologues spécialistes des environnements forestiers. Le livre est à trouver aux éditions de Jouvence.
Cet ouvrage, qui évoque plusieurs cas pratiques, traite du retour en libre évolution de terres "férales", qui ne sont plus utilisées par l'homme. L'occasion d'aborder plusieurs régions, en France, en Europe et dans le monde. Plusieurs trajectoires différentes, et plusieurs mécanismes à l’œuvre.
Une lecture que je recommande vivement, et sur laquelle je souhaiterais m'appuyer pour revenir, comme les auteurs le font en introduction, sur les concepts de nature, de biodiversité, de naturalité ou de féralité. En effet, ce sont des concepts qui intéressent beaucoup les passionnés d'animaux ou d'espaces naturels, qu'on utilise désormais tout le temps, sans toujours savoir de quoi il peut être question.
La "nature" ? Quelle définition ? Disons-en aujourd'hui quelques mots, à l'appui de ce livre, qui synthétise bien le sujet, comme point de départ.
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Un peu d'histoire et de philosophie aujourd'hui. Attention, je vais résumer "à la très grosse maille", pardonnez les raccourcis et omissions ! Je me base sur l'ouvrage cité et plusieurs autres articles glanés ça et là > Je rédige alors que je fais mon édification personnelle.
La nature, donc. Un concept multiforme très difficile à définir de façon strict. La nature est perçue par nos sens, mais elle est également pensée et imaginée selon des conceptions culturelles, sociales, philosophiques, historiques, éthiques, etc. Elle est donc en quelque sorte un miroir dans lequel les hommes trouvent un reflet, mais dont ils font partie également. La
nature est réelle, mais revêt dans l'imaginaire des hommes une idée qui
ne cesse d'évoluer. Comme le soulignait Gaston Bachelard (1884-1962),
scientifique et philosophe : "On a toujours observé la nature, seulement
ce n'était pas la même".
Étymologiquement, les auteurs nous rappellent que le terme de "nature" est fixé dans le dictionnaire Littré en 1863 comme "celle qui engendre". Cette notion émane indirectement de l'ancien français (le terme apparaît dans les textes au XIIe siècle), lui-même dérivé du latin natura, qui renvoie au cours naturel des choses, à un caractère inné. Mais elle s'enrichit également du grec phusis, qui évoque l'éclosion, et renvoie à quelque chose qui croît à partir de soi-même (c'est le caractère vitaliste porté par la pensée gréco-romaine), non pas à cause d'une influence externe.
Aristote, philosophe dont la pensée a irradié l'Antiquité puis abondamment commenté à l'époque médiévale, puis l'époque moderne, est le premier à parler d'une nature existant indépendamment de l'homme et non plus comme un phénomène magique : "Parmi les étants (...), les uns sont par nature, les autres par d'autres causes. Sont par nature les animaux, les plantes, et les corps simples, comme la terre, le feu, l'air et l'eau (...)".
Le christianisme médiéval, en revanche, a une conception transcendantale de la nature (même si le terme n'apparaît dans aucun livre qui compose la Bible). Elle émane et reflète l’œuvre divine, et est synonyme de la Création : « Au commencement, Dieu créa les cieux et la terre » (Gn 1. 1). C'est sur la base de la Bible et des principaux exégètes que la pensée médiévale conçoit la nature comme subordonnée aux hommes, lui donnant sur elle un droit de domination : « Et Dieu les bénit, et il leur dit : "Soyez féconds,
multipliez, remplissez la terre et soumettez-la, et dominez sur les
poissons de la mer, sur les oiseaux du ciel et sur tout animal qui se
meut sur la terre" » (Gn 1. 28). Cette conception se retrouve chez les autres religions monothéistes.
Au XVIIe siècle, certains philosophes promeuvent encore cette vision, tel Hobbes, qui dans son Leviathan présente la nature comme : "L'art par lequel Dieu a fait le monde et le gouverne". Hobbes est le précurseur de la pensée matérialiste, ce Dieu est moins "providentiel" qu'il n'y paraît. Un basculement commence à s'opérer à cette époque, avec des philosophes comme Spinoza, pour qui la nature est divinité : « Dieu, c'est-à-dire la Nature ».
A l'opposé, Descartes, nie toute la pensée aristotélicienne et chrétienne de la nature, et propose une approche mécaniste pour cette dernière : « la nature est en grand ce qu'une montre est en petit ». Porteur du concept de raison, Descartes explique par ce concept que l'homme peut découvrir les règles qui régissent la nature, et peut donc "s'en rendre maître et possesseur" (pour Descartes, l'animal est lui-même une machine dépourvue d'âme, donc d'émotions). Cette domination de la technique et de la pensée "rationaliste" tend à s'imposer avec la philosophie des Lumières au XVIIIe siècle.
Seuls Kant ou Rousseau oseront critiquer la domination de la culture, de la science et de la technique sur la nature, le premier mettant en avant la "valeur" intrinsèque de la nature, le second prenant la défense du "primitif" face la civilisation et l'artifice. Deux philosophes qui laissent transparaître les prémices d'une "éthique environnementale", en tout cas une nouvelle esthétique, qui fait en quelque sorte "aimer la nature", ouvrant la voie à une sensibilité qui sera réinvestie plus tard par les romantiques.
La critique est relayée et amplifiée au XIXe siècle par la génération romantique, notamment par Engels, pour qui il faut concevoir la nature, aussi bien sur terre que dans
l'univers, comme un processus évolutif, historique et dialectique : rien
dans la nature ne reste identique à soi, tout change et se transforme en
permanence.
Différents scientifiques, imposant la méthode de l'observation systématique, du classement et de la catégorisation, tels Buffon, Linné, Humboldt ou Darwin, intègrent au concept de nature une approche épistémologique, biologique, voire historique, permettant de mettre en évidence l'existence et l'importance de différents milieux, différentes espèces. Ainsi, la nature reprend un caractère réel, la nature est par elle-même, évolue en permanence, selon des lois de causalité, et s'oppose à l'artificialité humaine.
Le XIXe siècle est aussi l'époque où le champ de la nature fait irruption dans le champ idéologique et politique. On pense notamment à Marx, dans lequel certains ont voulu voir l'ébauche d'une pensée écologiste avant l'heure (mais l'écologie n'est pas le sujet ici, j'aurai largement l'occasion d'y revenir ultérieurement). Pour lui, "La nature est le corps inorganique de l’Homme". Interrogeant le rôle de la nature dans les liens sociaux, juridiques, économiques, etc., il reste concentré sur son impact sur la notion de production ou de travail : « Il n’est pas vrai que le travail soit la source de toute richesse, il en est seulement le père, la nature en est la mère ». La nature et l’humanité sont dans un rapport de
coévolution indissoluble, l’homme étant la force directrice de cette
coévolution.
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Ce maigre tour d'horizon historique ne saurait synthétiser davantage la foisonnante diversité des pensées contemporaines autour de la nature. On peut citer Henri Bergson (1859-1941), qui fixe parfaitement le caractère spontané et évolutif de la nature : "La nature apparaît comme une immense efflorescence d'imprévisible nouveauté".
Au début du XXᵉ siècle, les phénoménologues ont déplacé la question : la nature n’est pas d’abord ce que décrit la science, mais ce que nous vivons et percevons. Pour Husserl, la nature première, c’est le monde de la vie, le sol d’expériences sensibles sur lequel la science construit ses abstractions. Heidegger, quant à lui, reconnaît le processus de déploiement de la nature, un peu à la manière des philosophes grecs, et souligne que la modernité réduit cette nature à un stock de ressources exploitables. Ainsi, d'une certaine manière, il se positionne en précurseur d'une inquiétude contemporaine, et invite à prendre conscience d'un glissement, même s'il n'appelle à 'protéger' la nature.
Le philosophe Merleau-Ponty voit dans la nature une continuité entre notre corps et les choses. La nature est ce que nous habitons et dont nous faisons partie (qu'il ne faut pas confondre avec la thèse de James Lovelock, auteur fameux de la "théorie de Gaïa, qui insiste sur l’autorégulation physico-biologique de la Terre comme système global.
Il faut aussi évoquer l'apport notable de l'épistémologie, avec les travaux de Canguilhem ou de Simondon, qui appuient sur le pouvoir normatif et d'individuation de la nature, mais aussi de l’anthropologie et de la sociologie. Chez les anthropologues et sociologues, la nature est pensée par rapport à la culture. Claude Lévi-Strauss en a fait une grande opposition structurante dans les sociétés humaines : par exemple le cru/cuit comme passage de la nature à la culture. Bruno Latour, au contraire, conteste ce partage : pour lui, nous n’avons jamais vraiment séparé nature et culture. Le réel est fait d’hybrides (comme le climat, à la fois phénomène naturel, objet scientifique et enjeu politique). La nature devient alors un réseau d’acteurs, où humains, techniques et non-humains interagissent.
D’autres penseurs comme Whitehead ou Dewey voient la nature comme un flux d’événements, une trame de processus où l’expérience humaine est insérée. Elle n’est plus seulement un « décor », mais le tissu même où se noue notre expérience et nos actions.
En résumé, la nature, comme cela a été théorisé au XIXe siècle, n’est plus une essence fixe, mais un processus dynamique. Le XXᵉ siècle a creusé cette intuition. Bref : la « nature » est passée du statut de chose extérieure, donnée une fois pour toutes, à celui de réalité vivante, plurielle, toujours en train de se faire.
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Voilà un peu ce que j'ai relevé concernant l'évolution du concept de "nature" dans nos sociétés. Il existe évidemment beaucoup de conceptions antagonistes.
En guise d'ouverture, je me fais la réflexion que notre société occidentale contemporaine est encore par trop imprégnée d'une vision héritée à la fois de la tradition chrétienne médiévale, ainsi que par la pensée dite "rationnelle" de Descartes, qui privilégient hélas la primauté et le contrôle de l'homme sur la nature, selon des approches pourtant très opposées.
Cet article me permettra de revenir, plus brièvement, sur le concept de biodiversité lors de mon prochain post "Carnet de notes" (également basé sur le livre présenté plus haut), afin de revenir vers plus de pragmatisme. A l'avenir, j'envisagerai davantage des focus plus resserrés, plus digestes, et faciles à manier (car plus à ma portée...).